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matières

dimanche 24 juillet 2016, par Anna Jouy

Voilà, je pose sur le tour le tas de boue. De la boue jaune. Une boule de boue. Tiède. Très humide. On l’a démottée d’un gisement, quelque part, loin de l’atelier. Argile, issue de décompositions multiples, de saisons qui ont passé et se sont englouties au centre chaud de la terre. De vivants multiformes, tous disparus, méconnaissables, enfermés entre les couches compactes de la glaise. Je la pose là. Je la centre. Elle est le centre du monde. Il ne faut pas la mettre ailleurs, mais sur l’axe. Il m’importe qu’elle soit bien où il faut. Je vais détourer et cela demande de savoir où est le cœur de la substance. Je la pose, l’assieds même, la mets sur ses assises. Et je pédale. Me rappeler qu’elle appartient à mes mains, qu’elle se soumet à ma main mise. Qu’elle se plie, se hisse, s’écarte, s’arrondit de mes doigts, au doigt et à l’œil. Une pression, précise, un resserrement, un relâchement. Entre la terre qui tourne sous le tas de boue et la force imprimée, monte un quelque chose, monte la matière dont la perfection dépendra des dosages intelligents de ma simple puissance. Je place mes pouces, je serre, je desserre. Je malaxe, je creuse. Matière qui grandit en col comme un oiseau neuf qui cherche à m’échapper.
Voilà je pose l’albâtre, le pain de pierre. Je l’arrime, je l’installe. J’en fais le tour, à nouveau. J’en estime les volumes, les lignes, les rainures et les brisures. Secrète matière qui garde en elle un visage, qui l’a enfermé, coquille de sables millionnaires, l’errance des montagnes. Là, dedans le cœur du marbre, il me faut écouter ce mot caché : amour, mort, passion, tendresse ou encore sommeil. Je saisis l’arme. Je le marque à petits coups de fentes, je lui pose mon empreinte : j’inflige sans fin des blessures, par pulsions de bras. Précaution et retenue. Ne pas briser la matière avant qu’elle ne délivre son secret. Affronter la résistance des chaines. La délivrance se fait varappe et conquête. Sur ce bloc, il me faut gravir les ères perdues sans conquête, le territoire vierge des sédiments.

Voilà, je fige le bois dans l’étau, billot tranché. Dedans la matière ligneuse, ses veines, le réseau tissé des artères d’une vie qui portait des oiseaux et même des nuages. Il faut beaucoup de caresses sur ce tilleul, le bercer d’hypnoses, lui murmurer quelque chose avant que de s’en prendre à lui. Je saisis la gouge pourtant. J’en suis les rivières, je les traverse, je les ponte. Cardiologue folle, allant ainsi jusqu’au cœur de l’arbre. J’écorce, je dénoue, je fendille, je grave. Je nettoie les plaies vives, les anévrismes fragiles. Il saigne des sciures et l’odeur de forêt blessée qui envoûte mes gestes, encensoir vivant. Le bois répond, il soupire, il craque, il me nargue de ces éclats. Matière éprouvée de tous les vents qui me rend son âme de farfadet et de masque.

Voilà je touche son corps. Est-ce matière ? Je la sens, massive ou friable, rugueuse, cartonnée, limpide ou fine. Sa substance ; sortie d’une mine à l’explosif parfois, au appeau, au chant, au doigt qui réclame. Elle émerge d’une gangue de déchets, crachat suprême pour entuber la mort, dernière chrysalide avant sa propre venue à la matière. Matériau inachevé et pourtant plein, entier. Ne lui manque plus que la parole. Et qu’on va « s’attelier » à faire venir… Matière, ce corps d’une glaise humide, d’une pierre dure ou d’un bois à flûte et qu’il va falloir entretenir, pétrir, former. Empoigner cela à bras le corps, le sien propre et celui de l’autre encore, qui a l’audace de le faire jaillir, éclore aussi. L’autre qui a le pouvoir de le faire lever, de le sculpter, de tout façonner et de tout défaire. Le soumettre à la violence, à la douceur, à l’appel.
Et alors en extraire ce quelque chose dont je sais déjà qu’il s’agit de ma propre matière.

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