Journal poétique / www.jouyanna.ch

VASES COMMUNICANTS

vendredi 3 janvier 2014, par Anna Jouy

vasescommunicants - listeest-ce un temps ?
est-ce un lieu ?
est-ce un rendez-vous dans tout ce qu’il contient de projet et d’irréalité, -sitôt là, et elle n’est déjà plus que la suivante- voici l’Aube

sujet des Vases communicants de ce mois de janvier où il appartient à François Bon, http://www.tierslivre.net d’ouvrir l’aurore s’il se peut, de lever rideau et lumière chez moi.

le blog de François Bon fait partie de ces espaces qu’il m’est nécessaire de visiter et
de fouiller le plus souvent possible. j’ en apprécie particulièrement les séries science remix et le journal, séries desquelles sortent à la fois réflexions d’une grande acuité, humour et fantaisie.
c’est un vrai grand plaisir que de l’accueillir ici.
je me laisse ouvrir les yeux, y a eu pire comme réveil !
une aube qui risque bien de rester gravée dans mon journal, comme un temps fort de ce blog.

le jour n’est pas ordinaire, je vous laisse en apprécier la saveur de partage.

Neuchâtel- image FBon.

À la bonne heure

1

Combien de journées se sont passées à l’identique, avec ces trois heures de silence et la nuit qui lève, disons de 5 à 8, puis ensuite le matin qui se fait et on passe progressivement à des tâches plus quotidiennes, et plus rien l’après-midi, mais un moment comme ça qui se refait le soir, autrement, et reprendre tout simplement le lendemain.

2

Et que je n’ai jamais été fort l’après-midi, sauf pour dormir brièvement, mais c’est risqué, soit on maîtrise plus ou moins le sommeil bref, fractionné, soit on reste comateux pour des heures ce n’est pas bon. L’après-midi ça va pour autre chose, un peu de musique, du bricolage sur l’ordinateur, ou sortir carrément marcher, mais surtout pas écrire.

3

Qu’on le sait pour les auteurs qu’on décortique, qu’on le découvre progressivement pour soi-même, mais qu’on met un temps infini à s’apercevoir que c’est en gros pour tout le monde pareil : soit du soir, soit du matin, très rarement rencontré auteurs papables de travail diurne (mais il suffit d’en connaître un d’exceptionnel dans ce cas, Jean-Paul Goux par exemple, et ça suffit pour n’en pas faire un axiome).

4

Finalement l’obstacle ce n’est pas le travail lui-même, c’est la vie qu’on mène à côté. Un copain prof comme Bergounioux s’arrêtant systématiquement en juillet pour s’enfoncer dans ses soudures à l’arc, ses meuleuses et tronçonneuses,et se réservant du 1er août au 10 septembre (à 4h du matin lui aussi) pour l’immersion écriture. Je ne sais même pas si ce sont les énergies, écrire contre enseigner, qui ne sont pas compatibles, pour moi c’est plutôt juste une question de mémoire des voix, laisser s’assourdir, s’effilocher, disparaître les voix entendues, pareil qu’au bout des trois heures d’écriture c’est les oreilles qui font mal.

5

Alors évidemment au contraire la « journée de silence » d’Henri Michaux, si longtemps le dimanche puis ensuite le lundi, et les six autres jours peindre parce que peindre tue la pensée. Et dans les heures encloses de ses jours sans parole ni personne, la pièce blanche avec juste un tabouret, la table et sa machine à broyer, et qu’est-ce que ça peut faire si c’est seulement dans la tombée du soir que brièvement il lui viendra ce peu qui, à force de durée, fera livre 

6

De même, quand Marguerite Duras dans Écrire dit qu’elle marche toute la nuit dans sa maison vide parce qu’elle a peur, mais qu’au lever du jour rassurée elle s’assoit à sa table au milieu de la pièce face à la fenêtre et que c’est le moment où enfin elle travaille, est-elle une auteur de l’aube ou une auteur de la nuit ?

7

Fallu du temps aussi pour comprendre que la question des heures dans le jour n’était pas dissociable des phases concernant les jours eux-mêmes : Simenon tous les deux mois s’enfermant 10 jours et produisant un livre, et on dirait que parfois au mot près la même longueur, et ses coquilles jamais corrigées d’une édition à l’autre comme si ça lui était indifférent. Balzac tous les deux mois une phase de vingt jours, et là se levant à 4 heures pour travailler jusqu’à7, se faisant livrer un ban chaud (seulement dans ces périodes d’écriture) puis passant de 8 à 11 à reprise de ce qu’écrit la veille, puis rien l’après-midi, et couché tôt. Flaubert préparant lentement le chapitre suivant, lisant, documentant, et puis griffonnant d’un jet le tout, repris et recopié en boucle pendant les trois semaines à suivre.

8

De Faulkner racontant qu’il a écrit As I lay dying en dix-huit jours alors qu’on employait comme veilleur de nuit à la génératrice électrique de sa ville, près du gros monocylindre diesel, pourquoi ne pas le croire ?

9

De même, la régularité de l’écriture intentionnelle de Kafka, après son bref sommeil de l’après-midi, et la reprise au soir très tard, et comment d’écrire par décision vous conduit à élire ces thèmes et séries récurrents – et les deux fois où il perçoit comme un miracle de rester la nuit entière à écrire.

10

Avais aimé aussi, dans Une part de ma vie, cette façon qu’avait Koltès de répondre qu’ayant écrit une réplique il préférait aller au cinéma, ou se promener, et attendait le lendemain pour écrire la suivante, être sûr qu’elle ne s’enchaînerait pas erétoriquement à la première, mais comme une nouvelle lancée.

11

Une telle affinité de l’écriture et de la nuit qu’inconsciemment c’était donner un primat à ces livres droit venus des insomnies, ou de comment un Dostoïevski, un Proust ou tant d’autres attendent le creux même de la nuit pour entamer ce qui les mènera jusqu’à l’aube.

12

Moi je n’ai jamais connu ça vraiment : plutôt ces trois heures enchaînées dans le premier moment du réveil, et puis seulement attendre le lendemain. Lespériodes où les heures qui restent sont consacrées à la marche ou tout autre chose, mais avec du silence et usage du corps, sont les plus favorables à l’avancée.

13

Et bien sûr plein d’exceptions, ou bien est-ce que chaque livre n’est pas une exception, l’idée d’écrire plutôt couché avec l’ordi portable sur les genoux, comme je le fais là, se séparer de la table pour écrire, et ces périodes où on reste comme cloîtré sans ouvrir les volets, avec la journée qui passe morne au dehors et soi, là, on continue, ça a été comme ça pour Proust ou pour Dylan, et on se réveille au bout de cinq à sept semaines en se demandant bien ce qui s’est passé, on n’a même pas répondu à son courrier.

14

Est-ce que ça a à voir avec le sommeil : la dernière phase est inutile et au corps et au mental, mais quand c’est là, juste avant, dans cet état qui frôle le réveil et où si facilement on peut se donner le déclic, qu’on se lève et qu’on vient à la table, est-ce qu’on ne rejoue pas dans son cahier ou devant son écran une phase encore intermédiaire, où le mental n’a pas censure et écrit comme on rêve ?

15

Est-ce que le dehors compte ? Parfois l’été il compte. Ou dans ces moments privilégiés, le gîte en Écosse face à la mer, mais aussi ce balcon de ciment à Corfou, et toi sur batterie. Ou dans le silence d’une maison louée en Auvergne sous la neige et on ne pourra pas sortir. Mais il compte aussi dans la banalité du jour ici, et le bord de ville, et l’heure des éboueurs et de la Mobylette du type qui distribue au voisinage le journal local, ou la voiture d’Untel qui au passage te klaxonne, et l’heure encombrée et nerveuse de quand ils vont au travail, enfin ce reflux du matin quand on n’est plus que nous, les inutiles.

16

Le rapport à la lecture est étrange. Ce qui ne change pas c’est la lecture du soir. Elle met dans les rails. Une question de mental, qui doit retrouver comme une confiance : la langue est en place (celle qu’on lit). Mais dans ces périodes d’écriture, la lecture se retire à distance. Ça revient après, dans ces périodes de rien à faire. C’est toujours bizarre, l’après. Des tas d’idées de livres ou de textes, et puis découvrir que c’est juste des projections équivalentes à ce qu’on vient de faire, et qui resteront là sur le sable.

17

Autres périodes, mais elles ont été rares. On a la liberté d’écrire. C’étaient des bourses, à Berlin ou Stuttgart ou la Villa Médicis. Il y a un temps large, délimité. Parfois, avoir réussi à se les offrir soi-même, mais il y a longtemps. Dans ce cas, que le rythme entre les trois heures d’écriture, sortir, lire, et cette condition de ne pas parler ou si peu, se décale un peu comme l’horaire des marées, qui suit la lune. Tu commences à ton rythme habituel du tout matin, et puis quelques jours plus tard tu t’es réveillé en pleine matinée, et puis quelques jours plus tard te voilà auteur de nuit, comme si ça avait bougé tout seul.

18

Et puis retour à l’ordinateur : le rite des matins c’est cette propreté de la table, qui ne supporterait pas le bruit du monde. Mais ta machine te l’apporte en permanence. Le refuser pour écrire, refermer ? Aller dans un bistrot avec juste un cahier ? Quelquefois j’en achète pour ça (mais ensuite ne les utilise pas). Ou là, depuis quoi, combien de mois, se dire que c’est aussi ça, ce bruit, qui est ce que tu écris, capte, distord, ou simplement prend en compte tel quel ?

19

Et que ce qui compterait serait quoi, sinon précisément cette légèreté qui t’attache au matin, ce réflexe d’ouvrir la porte-fenêtre même si dehors c’est tout froid, et le silence de la ville et parfois la gelée, ou comment au loin la lumière se défait sur le fleuve. Et ce silence aussi tout simplement de la tête : elle n’est pas réveillée, elle te fout la paix. Tu viens à ta machine et tu laisses venir. Quand ça s’arrête c’est bon, la suite à demain.


la liste des vases de ce mois vasescommunicants - liste
http://rendezvousdesvases.blogspot.fr/ mise à jour et à disposition par Brigitte Célerier www.brigetoun.blogspot.fr

mon texte à cette adresse http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article3832

< >

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.