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conte de la nouvelle année : La guerre des religions

dimanche 1er janvier 2017, par Anna Jouy

Quatre enfants se partageaient l’amour de leur père. Quatre d’un même sang, d’une identique race née du désert, la terre qui apprend à celui qui vient au monde qu’il est sacré parmi la vie sacrée. Ce père était berger et nomade. Il con-naissait les points d’eau, les étendues d’herbe autour. Il connaissait les bêtes, les insectes, les bienfaits et les maux de l’existence. Son regard clair et son corps maigre et osseux était agile et souple. Sur lui, la peau dure et sombre de la chèvre mère de toute sa richesse. Il ne parlait pas, muet de sagesse. Cependant il était musicien et il jouait ainsi d’une flûte, d’un étrange instrument à cordes et portait à son poignet un bracelet de tiges de métal sonore. Tout le monde savait ce qu’il pensait par ce chant qui sortait de son corps et qui exprimait mieux en-core que le mot, l’état de son cœur et de son esprit. Il ne commandait rien, n’exigeait jamais mais son goût particulier de silence et de souffle suffisait à faire de lui le père, le guide et le maitre. Et il mourut.
Son fils aîné voulut jouer de la flûte. C’était un os droit percé de sept trous, un os sorti d’une huppe, bel oiseau. Il choisit la flûte car c’était le souffle, le sien et celui de l’air autour qui montait, et d’être du vent et du ciel, de parler du vol et de l’espace lui semblait le mieux exprimer ce qu’il était. « Je domine le sol, je vois loin et mon territoire est errant. Je ne me pose que pour mieux m’enfuir et remonter vers les lumières. Mon regard est plus fort et plus vif, j’anticipe rapide et surprends mes proies. Je suis le chant qui sort de sept vallées, enseignant l’harmonie de l’être de mélodies multiples. Je suis l’oiseau flûte. Et je me garde de médire car je confie à ma respiration de transmettre mon vouloir, mon être et mon désir. Ecoutez l’oiseau que je suis, écoutez cette légèreté qui plane et danse autour de vous, l’éclatement de mon souffle en billes de verre et de feu. Ecoutez mon ombre dans le soleil parfait du vent de mes poumons. Ecoutez ce que vous donne mon âme, même sans moi, même malgré moi. Ecoutez la vérité et la vie. »
Le second fils regarda cette main qui savait faire tant de choses ; l’action, la caresse et la force aussi qui lui appartenaient. Il voulut les cloches fabuleuses, dompter le bruit que font les matières et tout ce que son père touchait. Il voulut porter à son tour le bracelet qui tinte et souligne chaque geste du bruit des cas-cades. Il voulut marquer à son tour ce qu’il ferait et que monte de sa propre main cette signature sonore pure et solide. « J’existe et j’agis, je fais donc je suis. » Il sentait en elles, les forces de sa vie et que ces boules de métaux, ces coupes, ces formes creuses et bruyantes se chargeraient de dire aux autres, et ce qu’il faisait et ce qui le faisait. Un bracelet, comme un lien le retenant, de cloches comme des messagères entre lui et le monde alentour.
Le luth du patriarche était fait de la carapace d’une grosse tortue. Jaune et vert et sculpté par le temps et les années nombreuses de la vie de l’animal, il luisait et en imposait par cette élégance graphique qui l’ornait. Des géométries merveil-leuses, telles des chemins jusqu’aux cœurs sombres des labyrinthes. Et sur son ventre des boyaux avaient été tendus. Venus depuis la mort, par le corps creux et momifié de la sage tortue, des sons magiques surgissaient. Le père parlait alors d’une voix emplie de mystère et ce qu’il disait était insaisissable et triste et mé-lancolique, si proche de la plainte et du chagrin des âmes de tout ce qui était en-core vivant, que le silence qui le suivait semblait encore être un chant. Le troi-sième fils se sentit humble et émerveillé devant cette carcasse ancienne et dure hors de laquelle sortaient les plus beaux poèmes de son père. Il comprit que cha-cun chante et résonne, comme une grande caverne qui bruisse. Cette musique comme un parfum, s’étirait entre les êtres et son encens apaisait la mort et cla-mait les douleurs de l’intérieur et des hommes perdus dans le temps. Il prit donc cet instrument et s’assit ensuite en tailleur cherchant l’âme encore vive de son père défunt.
Le plus jeune des enfants de ce berger était une fille et il ne restait plus rien qu’elle puisse conserver de son père. Ses frères avaient pris possession de sa parole et il leur revenait de le dire et de le chanter, ce qu’ils firent ensemble et ce qu’ils voulurent bien. Mais bientôt chacun comprit qu’il n’était qu’une part de son géniteur et que jamais il ne possèderait cette harmonie que lui seul avait toute entière. Entre les frères, la rivalité s’installa. C’était à celui d’entre eux qui serait le plus proche enfant, le plus fidèle. Et au lieu de rester ensemble, ils se séparèrent, chacun certain d’être le plus juste, le meilleur, le fils unique.
Judas, joueur de flûte s’installa aux abords de l’Egypte. Les fils de Josué re-montèrent la Méditerranée et Ahmad demeura en Canaan.
Restait cette fille, la dernière de ses enfants. Tandis que ses frères emportaient la parole du père, elle s’approcha de son corps qui était beau et dur désormais. Elle sentit qu’il était d’un bois parfait, une pierre poli par le temps et la sagesse. Elle s’approcha et pleurant, elle posa sa tête sur sa poitrine. Ses cheveux inon-daient le tronc magnifique de l’homme qui lui avait donné la vie. Elle murmura « Père, comment vais-je faire pour t’entendre ? Ton cœur ne fait plus de bruit et ton silence me laisse sans vie, moi aussi. Père, comment ne plus recevoir tes mots et ton savoir et ton amour ? ». Ses mains cachaient son visage et les larmes coulèrent et tombèrent sur la poitrine tannée du mort. Un son étrange s’en échappa et encore et encore, tout pareil à un cœur qui battait. Et les larmes de Wakanda chantèrent alors sur la peau, un rythme entre tous, comme le troupeau, comme la pluie, comme la vie revenue dans ce corps. Alors elle prit la pelisse dure qui avait couvert son père autrefois et l’emporta. Elle quitta ses frères et remonta vers l’inconnu qu’étaient les neiges, les glaces stériles de la mort. Elle connut l’hiver emportant simplement avec elle le tambour et le chant des esprits de tous les pères et de toutes les mères, les âmes des choses.

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