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graines de bras

mercredi 20 juillet 2016, par Anna Jouy

Graines de bras…

« Je ne connaissais personne dans cette ville et surtout pas de femme ».
Le livre sur la table s’est arrêté là, à ces quelques lignes qui l’avaient stoppé net. C’était comme s’il avait lu dans une course rapide et entêtante, l’histoire cheminant en lui, large voie d’ailleurs, l’emportant, tout galopant de voyelles et de sonorités d’un paragraphe à l’autre et que soudain, il avait eu un point fulgurant sur le côté. Voilà que le héros, lui aussi errant, lui aussi coureur de fond, était parvenu à la porte d’un monde qui, cette fois, se révélait pour lui comme absolument impossible à pénétrer. Il s’y sentait en danger ou étranger, un être virus que toute une cité silencieuse travaillait à expulser. Et il n’y avait « … surtout pas de femme »
L’homme a donc retourné les pages, les a mises contre la table, en bâillon de bois. Il s’est levé, pris d’un nouveau malaise de cerveau ou d’âme, - peut-on dire juste ?-, comme ça peut arriver à des gens que seule la mémoire relie encore au monde. D’abord, il n’avait pas cherché à comprendre pourquoi, là, à cette ligne « surtout pas de femme », il avait dit stop, c’est assez… Il s’était simplement échappé pour un café et une de ses cigarettes émaciées qu’il fabriquait de ses propres mains. Il s’était rendu vers la porte fenêtre pour contempler le paysage.
Ce n’était pas un homme à interrompre ses lectures. Mais ce genre de réactions nouvelles, comme une tombée de vinaigre dans le vin, l’obligeait à chercher en quoi il pouvait associer certains mots à un point douloureux de son propre temps. Car c’est le temps qui lui faisait mal, oui. Il faisait des trous, des dépressions quasiment météorologiques dans son humeur, cela sans la moindre explication. Et il s’en était rendu compte. Son corps fonctionnait sans souci mais l’âge prenait effectivement possession de lui, de plus en plus souvent, par touches oppressantes et venait le frapper et le déstabiliser : ses souvenirs l’accablaient de manière insidieuse. Comme il se sentait mal, sans jamais ne somatiser même l’ombre d’un rhume, il avait fini par comprendre que sa chair résonnait d’autres maux. Et qu’y avait-il de douloureux dans ce corps, si ce n’était sa mémoire ? Régulièrement, des pensées parasites ternissaient son humeur, un nom, une évocation, une bricole, qui soulevait ensuite des flottilles de remugles et d’idées perturbantes, malicieuses ou sinistres.
Maintenant, il regarde son jardin taillé et sage, cette brume rampante qui rend le pays mou et instable. Il a un sentiment sale, énervé ou écœuré, tout pareil à ces débuts de maladie. « Surtout pas de femme… » C’et l’exact point qui soudain l’a contraint à quitter sa lecture. C’est bien à ça que le sang a réagi. Ces mots semblent flotter en lui sans qu’il y comprenne quelque chose. Il ne sait dire si cette phrase est l’expression d’un bonheur de n’être dans aucune relation ou si le pire est donc de manquer de femme. Tout est dans cette ambiguïté.
Lui non plus, il n’a jamais su… Quand il a pleuré un jour, était-ce de manquer ou d’avoir une femme ? Et de tout ce qui le traverse en cet instant, c’est probablement l’éclat pointu d’avoir conscience de cette si dérangeante ambivalence.
La brume devant lui dessine des visages disparus, auxquels le sien se mêle par le jeu de miroir de la vitre. Ce n’est pas qu’il a tant aimé de filles. Il n’en a guère connues, mais il y a eu cette femme dont le nom effacé et perdu ne résonne plus dans sa tête. Il se souvient. Elle attendait, il devait dire ou faire quelque chose. « Surtout pas de femme… » C’était, -il le sait maintenant,-ce qu’il avait dû penser alors, entre envie et peur. Elle avait attendu et puis lui avait laissé cet ultime mot. « Un jour, ta mémoire aura des bras… »
En effet, c’est bien le mal de sentir croître maintenant des rhizomes et d’innombrables moignons de désirs, dans le corps malade des souvenirs, qui le tient debout maintenant.

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